24 Octobre 2010. L’ ARTIBONITE au temps du Choléra.
Déjà six jours. Je n’ai pas encore tout dit du retour, de l’Arbre, de la route, que déjà il y a eu d’autres catastrophes…
Je vais tout dire en peu de mots, alors.
Ce sera un peu mélé.
Donc pour finir de l’enterrement, je me suis dit, en partant, que cette morte singulière avait tout eu : ses rites, sa fête, son deuil, son chemin vers la terre.
La foule, les pleurs, rien que pour elle. Un caveau, allongée près de son homme. Un joint de ciment frais. De la musique, jusqu’au trombone au pied de la tombe. Bye !
Ces gestes qui accompagnent, si importants ici. Cette présence tellement nécessaire.
Et j ‘ai pensé à ces milliers de morts de janvier, sans rites et sans deuil. Ces morts collectifs. Trop de morts pour faire le deuil. Tous ces murs effondrés sur des groupes de travailleurs, d’étudiants et d’écoliers. Ces familles décimées. Il reste qui pour les rites ? Il reste qui, pour pleurer ? Des messages sur les téléphones, jusqu’à la fin des batteries.
Pas de deuil, pas de passage accompagné. Direction nulle part, avec personne autour. Pas assez de larmes pour tout le monde. Il y a des milliers d’âmes qui errent, dans la région des fosses communes.
Le séisme a créé ça aussi : ce traumatisme des morts sans deuil. Sans veillée. Sans pleurs rien que pour eux. Et beaucoup de survivants en restent marqués.
Donc direction l’Arbre.
Un village vide. Les jeunes sont repartis. La ville, les études…
Il reste les vieux et les moustiques. Des nuées de moustiques. Des escadrilles.
Quelqu’un a eu l’idée de faire un lac avec les eaux de pluie. Bonne idée. Il pleut si peu, ici, que cette étendue d’eau crée un point de verdure.
Et ça sert à tout : les gamins se baignent, les femmes font la lessive, et les bêtes viennent boire, et se baigner aussi. Je pensais à ce moment là (la semaine dernière) que ce lac était un grand danger. Un bouillon de culture, une eau croupie et immobile.
Et je comprenais mieux ces fièvres permanentes et multiples dont parlait Mina.
Puis une grande soirée, samedi soir, avec Maître Manassé, le directeur de l’école et chef de clan, qui, librement et en public, pendant la soirée a raconté sa vie. « Les femmes m’ont créé beaucoup de problèmes, » dit il. Trois mariages, sept femmes ou concubines en tout, l’une après l’autre.
Trop long pour tout dire. Et c’est sa vie. Mais croustillant, dans le contexte. Enorme, même. Doudouche, curieux et finaud le harcelait de questions. Et Manassé, leader vieillissant, fier de tout dire. Mina est allée se coucher…
Au retour, Lisbonne chante dans la voiture : « Haïti Chérie ». Elle rentre à Gonaives.
Similia raconte et parle vite. De tout et de rien. A parler toujours et toujours, elle me rappelle quelqu’un.
Les autres vont à Port au Prince. « Roue libre », donc en route vers Jacmel.
Ils racontent leur séisme.
Juste un exemple : les enfants de Muriel ne sont pas morts sous le béton de l’école.
Le directeur les avait exclus la veille, « rentrez chez vous ! ».
Muriel, à court d’argent, n’avait pas pu payer le trimestre. Le 12 janvier, ses enfants sont donc restés à la maison. Muriel avait vite trouvé des sous. Et ils devaient reprendre l’école le lendemain.
Mais entre temps, l’école s’est effondrée comme une crêpe sur les élèves à jour de leur scolarité.
Et Roobens, le fils de Similia, gamin qui jouait chez Ti Fi il y a longtemps, master de génie civil et master d’informatique, sorti de la misère à force de courage et de sacrifices de sa mère a tout perdu ce jour là.
Sa maison s’est effondrée sur sa voiture, son bureau l’a licencié pour cause de ruines, et il cherche comme un acharné. Il est allé jusqu’à Porto Rico pour trouver un nouveau job.
Ce dimanche après midi, nous traversons la plaine de l’Artibonite, superbe, admirable. Sans savoir ce qui commençait à tuer, juste là.
Mais un autre drame nous cueille sur la route.
Johanne m’appelle, et me dit qu’il y a une énorme explosion de violences à Port au Prince, que nous devons traverser un peu plus tard.
Elle nous dit :
« Les prisonniers du pénitencier national se sont mutinés, tué les gardes, pris les armes et envahi la ville. Cela tire de partout. La ville est à feu et à sang. N’y allez pas. » Mais elle est à Jacmel, Johanne.
Etonnant quand même cette mutinerie dans une prison, surpeuplée, certes, mais avec des bataillons de gardiens et de surveillants soutenus par les casques bleus.
Que faire, alors ? Il faut traverser port au prince pour aller à Jacmel. Il y a des barrages de police partout.
La radio annonce la mutinerie.
Mais en fait à l’intérieur même de la prison. Et pas d’évadés … La ville est calme.Même presque vide.
Les gens sont restés chez eux, ou sous leur tentes.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que cette mutinerie, là, à quelques semaines des élections n’est pas seulement le fruit du hasard. Qui a intérêt à troubler le calme ? Qui souhaite le bazard ?
Puis ce jeudi, cette nouvelle, terrible. Une épidémie de choléra. Dans ces lieux mêmes que nous venons à peine de traverser.
L’Artibonite. Le grenier à riz de l’ancienne Haïti. La culture se poursuit, mais, aujourd’hui, le riz haïtien est un produit rare. Le riz importé des US a massivement détruit les systèmes de production. Ils ne pouvaient pas lutter, les paysans contre le riz blanc de l’oncle Ben, non, Sam.
Clinton s’est excusé de cette erreur. Merci, un peu tard. Les paysans sont partis, à Port au Prince ou Miami.
Donc aux premières nouvelles, cinq morts.
Puis 100, puis 250 après trois jours.
L’épidémie, elle devait venir. Ces cloaques partout, ces poubelles, ces détritus.
Ces villages de tentes. Promiscuité. Port au Prince est un bouillon de culture. Une infection, une plaie vive.
Des maladies galopantes, des morts en cohorte : une évidence attendue.
Pour moi qui ne suis pas médecin, c’est un miracle qu’aucune catastrophe nouvelle ne se soit pas ajoutée au séisme, dans les regroupements surpeuplés des villes.
Mais là ? Je suis perplexe. Le premier foyer d’une maladie inconnue en Haïti, donc partant d’un germe importé, éclate vers Marchand Dessalines.
Une petite ville proprette et agréable, respirant la douceur de vivre. Loin des concentrations urbaines dégoulinantes de crasse qu’on aime nous montrer, souvent en disant « mais où est passé l’argent ? ». Loin des camps, des villages de tôle et de papier-carton.
Comment expliquer la source de cette épidémie foudroyante, juste là ? Et en plus sur le cours de l’Artibonite, fleuve essentiel, qui irrigue une bonne partie du centre du pays. Comme s’il fallait toucher, vite, le maximum de personnes ?
Comment accepter cette fatalité là ? Que nous réserve-t’on après ?
Une souche importée, par quel voyageur, quel étranger ???
L’attention du monde entier à nouveau attirée sur les malheurs du pays. Ça va mouliner dans les gazettes.
Je pense à ces nouveaux morts collectifs…